Le Monde Plat de Rosemary Sheffield (2013 aux Presses du Midi)

                                                                     Prologue

    Ma mère était une fidèle pratiquante. Une convertie. Elle fréquentait l’église depuis le jour où elle avait été construite dans notre quartier. Sa foi avait l’âge du temple qui l’abritait. Je crois qu’elle aurait pu entrer au Guinness Book des records comme le seul paroissien au monde à n’avoir jamais manqué un office depuis la création de sa paroisse. Si je dis « convertie » c’est que ma mère avait été élevée dans la religion juive. Elle l’avait abandonnée ainsi que sa famille un jour de mai 1946 où elle avait successivement  perdu la tête puis son pucelage sur la couchette malodorante d’un camionneur égaré. Elle s’égara, à son tour, quelques semaines en sa compagnie, sur les routes du pays. Il ne manqua pas de l’oublier un autre jour, dans les toilettes d’une station service. Tout en finissant de rajuster sa jupe, elle ne put qu’observer la poussière sur la route et les feux arrière de la remorque du vieux Mack qui s’éloignait dans la nuit tombante. Elle pleura dix minutes, regardant sans le voir le trafic dans le crépuscule poisseux. Puis elle se convainquit que c’était écrit. Avant de retrouver les chemins de la raison ainsi que ceux menant vers Dieu, elle s’empressa prioritairement de proposer une fellation au routier suivant. Elle se retrouva donc, rebroussant chemin, en route vers la Côte Est où elle était née. Elle n’avait d’autre bagage que moi, confortablement installée et poussant tranquillement dans le chaud de son ventre.

   Elle bossa quelques temps dans un dinner de Philadelphie, rendez-vous habituel des étudiants fauchés. C’est là qu’elle fit la connaissance de celui qui allait m’élever et que je n’appellerais jamais que Dad. Mon père. Fils de métallos de Denver, rejeton d’une working class crasseuse, il étudiait l’économie comme d’autres se raccrochent à un esquif au soir de grand naufrage. Sa vie en dépendait. A l’instar de ma mère qui avait perdu la tête dans un camion il avait laissé une jambe en Normandie. Ce fut certainement cette capacité à l’amputation  comme à la reconstruction qui les lança dans les bras l’un de l’autre. Ils se fréquentèrent presque trois mois sans qu’une seule seconde le charnel ne vienne troubler leur relation. Mon père restera le seul homme à avoir attendu plus de dix minutes avant de culbuter ma mère. Il est vrai que sa grossesse était presque à terme et que ceci explique peut-être cela. Il l’emmenait au cinéma voir les films d’Elia Kazan qu’il adorait. Elle préférait les comédies bêtasses avec Tyrone Power ou Maureen O’Hara, Douglas Fairbanks Junior ou Loretta Young. Il n’est pas offensant de dire qu’ils évoluaient sur des registres culturels différents. Enfin, ils s’épousèrent dans ce que l’on a l’habitude de nommer la plus stricte intimité. Ils s’installèrent dans la petite maison où je vins au monde le 15 avril 1947. Dad me déclara comme sa fille. Parodiant le dogme christique, il partageait avec le Créateur d’être le père d’un enfant sans avoir copulé avec la mère.