"Généalogie d'un Fantôme" (2011 chez Anne Carrière)

Prologue

Lorsque l’on écrit, rien de réellement puissant n’est jamais advenu qui ne se soit extrait des limbes brumeux de l’intime. En ce lieu étrange, se tient un gouffre effrayant. Bien installé au cœur des vapeurs moites, la bouche béante nous propose toutes les plongées vers les univers inconscients. Cette constatation posée, la limite entre raison et déraison pourrait s’inscrire dans la capacité de l’écrivain à jeter une corde dans le trou avant de s’y propulser. Plus encore, savoir que la corde existe et qu’elle sera indispensable pour s’extraire est certainement la première des choses qui doive s’enseigner. N’est-il pas encore des inconscients pour monter en voiture en négligeant de boucler leur ceinture de sécurité ? Je ne saurai les blâmer car j’étais de ceux là. Emporté par la vitesse, je vivais à la surface de la réalité et lorsque je frôlais l’insane tant que magique précipice qui s’ouvrait à proximité de mon écriture, je le faisais sans précaution aucune. Lorsque je me suis lancé dans le vide, ou lorsque j’y fus poussé, la corde était restée au sol, sagement lovée sur elle-même. Je ne me suis même pas pris le pied dans ses boucles en sautant. Dommage ! J’en serai ressorti plus tôt. Mon nom est Henry Foster. A cette époque je vivais au 610, dixième rue à Perry, Iowa. Du moins j’y habitais, car vivre peut s’entendre comme avoir sa place dans la société, dans le réel. Pour autant, j’y mangeais, dormais, déféquais et croyais y écrire. En fait j’étais tombé dans le gouffre, certainement par le croc en jambe de quelque fantôme. En tout état de cause j’y étais seul, assis sur mes fesses, ne songeant même pas à regarder en l’air pour vérifier si un modeste, tant qu’éventuel, halo ne se proposerait pas en provenance de la surface. Ceci étant dit, force est de constater que les fantômes ne sont pas gourmands de lumière et quant à leurs esclaves, ils peuvent en ignorer jusqu’à l’existence. L’écriture est un exercice dangereux dont le prix payé n’est pas toujours en harmonie avec les risques encourus. Ce matin là – les histoires commencent souvent par « ce matin là » – j’étais debout bien avant le soleil. Et pour cause, je n’avais pas dormi une seule minute. Ma nuit avait fondu, elle s’était dissipée sans que je n’en aie la moindre conscience. Le dossier de ma chaise s’était peu à peu enfoncé dans mon dos sans que cela n’interrompe ma lecture. Pourtant, en fin de compte, la fatigue s’était présentée et je m’étais levé pour faire quelques pas jusqu’à la fenêtre. J’avais fait ce geste inconscient de tous ceux qui portent des lunettes, de les essuyer machinalement et de me masser le nez, là où elles avaient reposé en y laissant une marque douloureuse. Au travers de la vitre embuée et des grilles de fer forgé que Jenny avait faites poser, je regardais sans les voir, les arbres tranquilles de l’avenue, la vieille dame tôt levée qui marchait sur le trottoir d’en face et le garçon livreur du laitier. Un océan de calme s’opposant à la tourmente qui m’habitait. Les dernières pages du manuscrit étaient sur mon bureau. Je sentais leur présence derrière moi, lourde et brûlante comme un rayon laser reliant la table à ma nuque. Des pages que je n’avais jamais écrites et qui portaient en elles tout ce que, pendant tant d’années, j’avais recherché sans succès. Des pages où l’auteur ouvrait les portes d’un univers dont il vous confiait les clefs. Des portes dont on devinait qu’elles se rouvriraient à l’occasion d’une autre lecture que l’on espérait déjà. Mais ce qui dépassait mon propre travail, c’était la transparence d’une écriture où tout était installé à sa place sans que rien ne semble factice, forcé, ni même « travaillé ». Une rivière de mots au cours lent et tranquille s’écoulant de chapitre en chapitres. Pour autant, si l’on sentait que l’auteur était à l’âge des utopies, la maturité sourdait sous une écriture à la jeunesse musclée. La scène ultime de ce parcours proposait les actions de vengeance que le personnage principal, ne pouvait manquer de mener et que l’auteur avait fait espérer au lecteur tout au long du récit. Je revins m’attabler en allumant une cigarette pour relire une fois encore, les deux premiers feuillets. Dans ces lignes se retrouvaient la substance et l’émotion qui perdureraient tout au long du manuscrit. Mais, de manière beaucoup plus étrange et sans rapport avec la qualité de l’œuvre, s’y retrouveraient aussi de nombreuses références qui auraient pu se rattacher à ma propre existence...

Extrait 2:

Je parlais peu avec Abel tout autant qu’il parlait peu avec moi. Il n’est pas question ici de figure de style mais bien de la capacité minimale à entamer un débat, une rencontre. Lorsque l’on discute avec quelqu’un, il s’agit que votre interlocuteur vous écoute. Moi je parlais, sans arrêt, mais je n’écoutais personne. Tout autant qu’il était enfermé dans ce mutisme étonnant dont il ne sortait que pour demander qu’on lui passe du pain ou la carafe d’eau. Quelque fois, il toquait à la porte de mon bureau pour un avis sur un devoir, une dissertation. Je bondissais sur l’occasion pour lui donner un cours magistral, sans me préoccuper de sa propre interprétation du sujet. Que pouvait-il donc me présenter qui ne se révélât fade et sans dimension ? Je n’avançais aucune possibilité qu’il puisse saisir pour rebondir dans un échange digne de ce nom. Il murmurait « Ok, ok… ! » avant de reculer doucement vers la porte et de glisser dans un souffle « Merci Dad… ! » Cet enfant était un fantôme qui glissait en silence sur les parquets cirés de notre maison. Ses pieds ne touchaient pas le sol. Toute sa courte vie, jusqu’à sa disparition, fut fantomatique. Lors de sa naissance, la sage femme avait dû appuyer plusieurs fois, de cette claque sur les fesses, pour qu’il pousse l’indispensable  vagissement natal. Abel est parti comme il était arrivé, en silence. Le silence, ce n’était pas le fort de mon père. J’ai dû tirer de lui cette capacité à monopoliser par tous moyens l’attention dès qu’un auditoire se constitue. Je me demande parfois pourquoi le succès de mes conférences ou la fréquentation assidue des étudiants à mes cours ne m’ont pas mis devant l’évidence que j’étais un homme de l’oral plutôt que de l’écrit. Mais c’était, je le crois, sans compter sur un égo aux dimensions hors normes. Un adage juridique dit que « la parole est libre mais que la plume est serve… » Ce qui est écrit demeure et l’emporte sur les mots qui sont volages par nature. Enfant, j’imaginais pour moi un destin hors du commun dont le souvenir resterait marqué pour des siècles ! Une saine ambition pour un écolier, un bel objectif pour un collégien, de la quasi-prétention pour un étudiant…Une insupportable fatuité pour un adulte qui vit dans le monde des lettres, qui sait lire et par là-même juger de la qualité de sa propre prose !  Mais cette fatuité je la tenais de la carte génétique que m’avait livrée mon père. Une fatuité identique à celle dont il faisait preuve lorsqu’il dépensait les deniers du gouvernement américain, joignant aux ordres de virement des notes de grand seigneur, comme si les fonds sortaient de ses comptes personnels et non pas des coffres de la Reserve Fédérale! D’ailleurs, ses propres deniers avaient toujours fondu rapidement, motte de beurre au soleil d’un plein juillet. L’essentiel de ce que l’on peut appeler « notre patrimoine » est le maigre reliquat que ma mère réussit à sauver de l’important héritage de ses parents et qui lui permit d’acheter la maison qui fut notre foyer en Virginie durant de longues années. Il perdit cette demeure l’année qui suivit la mort de sa femme en l’engageant comme garantie d’un placement immobilier foireux. Ce salaud plastronnant ne nous légua rien de plus qu’une tonne de complexes et de défauts de construction. Le sable mouillé et la boue, furent les seules fondations qu’il donna à l’édification de ses enfants et ma sœur en fut la première victime. A vingt ans elle se jeta par la fenêtre alors que la police assiégeait l’immeuble où elle « zonait » avec son copain, un dealer de quatrième classe originaire de San Francisco et tueur de flic. Mon Dieu… ! Exit donc mes maigres racines et exit donc, aussi, mes branches mouillées des larmes de la médiocrité. Je resterai pour la maigre postérité qui, par aventure, me lirait et ferait quelques recherches sur moi, comme le fils d’un salaud vantard autant que le père d’un idiot muet ! Belle dynastie !