"SAVANNAH PALISSADES"  (2015 aux Presses du Midi )

Prologue

     Certes, il s’agit très certainement d’un lieu commun, mais les choses qui doivent se produire ne manquent jamais de se réaliser. Il est vrai que faute d’y prêter attention, les éléments concourant à cette réalisation peuvent parfois apparaître comme spectaculairement étrangers aux effets qu’ils génèrent. Mais il m’est désormais difficile de me convaincre que tout est innocent de tout. Mme Pearson était une femme frileuse. Chacune de ses amies tout comme les membres de son club de bridge pourront vous le confirmer. Cette constatation établie, il sera difficile pour tout un chacun, d’imaginer que l’oubli dans sa bonne ville de Saratoga, d’une robe de chambre en fibre polaire, puisse modifier le destin d’inconnus. Et pourtant ! Reçue chez sa fille Nelly à Sun Valley, Idaho, pour une semaine en janvier, cet événement banal prit une tournure d’une importance étonnante. La vieille dame s’aperçut rapidement que la chambre qui lui avait été réservée, au dernier étage et sous le toit de l’immeuble, était trop peu chauffée à son goût. En l’absence de ce fameux vêtement, elle grelotta à mourir tout au long de la première nuit. Aussi, dès le matin, elle chaussa ses lunettes, étudia soigneusement la notice technique sur une plaque vissée au bas du radiateur avant de  pousser rageusement le chauffage à son maximum. Un peu plus tard, son petit-fils Mickael lui installa un appareil d’appoint supplémentaire soufflant un délicieux vent du désert. Si l’on en croit ce que celui-ci déclara plus tard, cette chambre ressemblait à un sauna. Tous ces détails seraient restés sans intérêt pour la suite si la météo n’avait choisi, elle aussi, de passer sur « grand beau » et de baigner Sun Valley et sa région d’un soleil éclatant dans une température bien loin de ce que les météorologues nomment « les normales saisonnières ». Les deux paramètres associés, celui du chauffage de Mme Pearson et celui d’un climat presque printanier, entraînèrent la modification définitive de la vie de Timothy Bradley, trente neuf ans, avocat à San Francisco, Californie. Ils modifièrent aussi celle de sa famille et de quelques étrangers. A midi quarante cinq, ce 21 janvier 2011, la neige recouvrant le toit de l’immeuble glissa. Tout d’abord doucement. Une modeste plaque d’une cinquantaine de kilos se retrouva douze mètres plus bas. Puis, après un court répit et dans un bruit sourd, les dix tonnes suivantes, arrachant les barres « stop neige », chutèrent à leur tour dans la rue, écrasant sur le trottoir, les passants qui par malchance s’y trouvaient en grand nombre. A cette heure de la journée, cette artère commerçante était très fréquentée. Les secours arrivèrent rapidement sur place pour dégager les malheureux de leur gangue glacée. On ne releva pas moins de dix-huit blessés dont quatre – tous de la famille de Timothy – ne survécurent pas malgré les soins d’urgence prodigués dans l’hôpital du comté. Timothy Bradley ne fut pas emporté par cet accident. Comme certains le disent, son heure n’était pas venue.

   Au même moment, ce vendredi, Mme Pearson déjeunait en compagnie de sa famille dans un restaurant du sud de la ville, heureuse de savoir que sa chambre douillette l’attendait. En ce qui me concerne, à 2400 miles de là, je me préparais à signer un chèque de cent quinze mille dollars à Sam Forester pour l’acquisition d’une maison. Le prix comprenait aussi, pour quinze mille dollars, la reprise de sa petite librairie en quasi faillite, au coin d’East Charlton Street à Savannah, Géorgie. Cet événement peut apparaitre, lui aussi, sans le moindre rapport avec ce qui précède. Néanmoins, la mécanique des causes et des effets était en place, violant tranquillement ce qu’il est habituel de dénommer « l’ordre des choses ».