PECCATA MUNDI

TEXTE INTEGRAL

Nommé au Prix 2014 de l'Université de Naples- Orientale

Département de Littérature Européenne et Américaine

( in Antologia Racconta Napoli )

  

   Qui donc pourrait se vanter d’ignorer la méprisable silhouette de Karman Jamikstan, dans la si laide cité de Ferzak ? Qui donc aurait l’impudence de dire que, jusqu’à ce que la mort l’entraîne au sein des plis froissés de sa couche impie, il lui avait adressé autre chose que d’insanes quolibets, d’imbéciles moqueries, de perverses recommandations ? Qui donc enfin pourrait, comme ultime recours devant le tribunal de sa propre conscience, dire avoir choisi de tendre, à sa main poisseuse, sa propre main en ce geste d’une si simple banalité que pratiquent la plus grande majorité des civilisations ? Je crois bien qu’il ne serait personne pour se vanter de la moindre de ces actions signifiant de la plus initiale humanité !

   Pourtant, dans cette ville de Ferzak, battue par les vents de poussière venus des steppes désertiques, au bord de cette mer millénaire dont les navires avaient oublié le port, il n’était pas de statut inférieur à celui de Karman Jamikstan, sinon celui de ces chiens efflanqués qui se disputent les charognes des chevaux pourrissant dans la plaine de Derkas avant de venir hurler à la mort dans la ouate étouffante des nuits de juillet. Les bandits et autres contrebandiers, marchands de ferraille ou trafiquants de toutes obédiences avaient un pavé autrement plus doré, au pas de leurs savates. Tous auraient préféré partager le narguilé avec un de ces hommes construits dans le crime, la douleur et le sang, plutôt que de voir Karman s’approchant de leur chaise, un peu de tabac délicatement roulé dans du mauvais papier journal et son indéfectible sourire sur des dents disparues!

   Karman Jamikstan était le fils de Sark Oleniok, magnifique dresseur de chameaux et souverain penseur de l’histoire de son peuple, de sa culture et de sa dérisoire déchéance dans les méandres de la marécageuse politique tribale, fondement de ces médiocrités que le pouvoir concède. Comment cet homme de culture et de finesse avait-il pu participer à l’éclosion d’un tel rejeton ? De quel sortilège avait-il dû se recommander jusqu’à sa mort tardive pour trouver un implacable alibi à la mise au monde de cet enfant, de ce jeune homme, puis de cet homme qui n’avait d’autre ambition que la pêche, d’autre souci que le poisson, d’autre paysage que l’horizon où se dressaient les coques rouillées en partance vers des mondes meilleurs et dont aucune ne faisait plus escale à Ferzak. Souvent, le père à la vue de ce fils malingre au rire aigrelet comme du lait caillé, au visage déjà buriné du soleil des trop longues journées postées à guetter ses lignes tendues vers le large, souvent donc son père regardait sa femme en un long silence lourdement évocateur d’une faute commune, d’un kharma exprimé dans cette silhouette dérisoire. Parfois aussi, dans leur jeune âge, quand les troubles de la chair les entraînaient vers les confins de la conscience, celui-ci se retirait-il dans un sursaut épouvanté, comme un poignard de feu, l’idée d’un second fils lui ayant traversé la tête et les entrailles.

   Ainsi, ne fut-il de fratrie pour partager les jeux de ce jeune Karman dont la fascination pour la mer, seul exutoire à cette indicible solitude, peuplait le néant de la pensée et l’absence de rêves. Ils sont peu ceux qui savent comment le démon de la pêche avait saisi l’âme de ce tout jeune enfant dans les années où la Route de la Soie voyaient les longues caravanes s’étirer autour de la grande mer, avant d’envahir Ferzak, chameaux et chevaux mélangés, dans les cris, les rires et les sonneries des olifants mêlées des clochettes tintinnabulantes aux pieds des jeunes filles. Non, peu savaient qu’en ces temps reculés d’avant le soviétisme, il s’était trouvé un homme de grande vertu dénommé Arak, ami de son père et sachant comme lui les anciennes traditions, pour lui enseigner que les âmes des morts reposaient dans les tréfonds de la matrice maritime et que les pêcheurs, alliés des dieux, ramenaient vers l’azur ces esprits à jamais perdus par le véhicule modeste de la chair des poissons pour qu’ils puissent rejoindre les nuées paradisiaques ! Le jeune Karman avait été grandement impressionné du rôle déterminant des hommes de la pêche dans le secours de ces âmes perdues. Il n’est pas impossible de penser que, plus que celui de la prise, c’est l’idée du sauvetage qui emporta cette passion, laquelle emporta toute sa pauvre vie.

   Il dit un jour à sa mère, occupée à vider les entrailles du produit de ses lignes, combien à son avis la peau était importante dans l’équilibre de la société. Devant l’étonnement de sa génitrice, il désigna les restes gluants qui garnissaient la bassine posée à ses pieds en disant :

   — Il en est de nous, mère, comme de ces poissons. Rien ne saurait montrer qu’au-delà de leurs écailles multicolores se tient un tel enchevêtrement de veines, de muscles et de gélatineuses matières.

   Interrompant son ouvrage, le couteau immobilisé dans son geste, sa mère le regarda comme une mère regarde toujours son petit enfant quand il est dit plus faible que les autres au même âge. Elle le regarda, ayant dans les yeux tout ce qui ne peut se dire, tout ce qui ne peut s’écrire, se lire ni se chanter sinon en une tendre berceuse où le toucher concomitant se fait le connecteur de l’amour, le véhicule sacré de l’appartenance à l’autre. Seules les mères comprendront, ici, ce que regarder veut parfois dire. Elle le regarda alors de cette manière qui instaure cette intimité, encourageant le garçon, d’un imperceptible battement de paupières, pour aller plus loin dans son discours.

   — Comprenez-vous, mère, ce que je veux vous dire ? Comprenez-vous ce que les choses ont de factice si on ne va pas au-delà des simples apparences, si l’on s’arrête aux premiers ressentis, aux toutes premières frontières de la relation ? Comprenez-vous enfin, ce en quoi la peau est le nécessaire paravent de nos intimités scabreuses, de nos honteuses muqueuses, de nos ignobles sécrétions ? Arrêté à la simple apparence, le regard n’ira pas plus loin et la beauté se révélera, là où est sa seule place, à la surface des individus ! J’ai parlé avec mes amis qui regardaient, cachés derrière les rochers, les filles qui se lavent dans l’anse de Mothak et tous se sont moqués de moi lorsque je leur ai dit que les poissons étaient identiques à ces belles femmes, pour peu que l’on en observât les entrailles.

   — Que voilà un propos loin des contingences de ton âge, mon fils ! Qui donc t’a mis devant cette façon d’aborder les humains ?

   L’enfant fit la moue puis s’éloigna en chantonnant, semblant donner le change à la femme qui resta longtemps pensive. Elle s’ouvrit, au soir des confidences de la couche matrimoniale, au père désabusé, des qualités de raisonnement de leur enfant. Celui-ci en tira comme conclusions approximatives que les fous pouvaient avoir des éclairs de lucidité d’une intensité supérieure à celle du commun des mortels.

  Il n’empêche pourtant que l’approximatif équilibre de Karman Jamikstan se fonda sur le paramètre de la peau, contenant tendu de nos réalités internes, de même que sur sa vocation définitive de pêcheur d’âmes. Il fut donc pêcheur comme d’autres sont héros d’une guerre, religieux ou ermites, conscience acquise de leur rôle en ce monde, que les événements ou la réflexion ont rendu incontournable.

   Puis le temps des chameaux, des caravanes et des anciennes traditions disparut dans le malström d’un monde mécanisé où le bonheur se quantifiait désormais en avancée technologique. La Route de la Soie se fit l’écho de conflits mettant la planète à feu et à sang au nom d’idéologies tellement étrangères à ses riverains. Enfin, et comme il est dans l’ordre des choses, Karman Jamikstan porta en terre sa mère, puis bien longtemps plus tard, son père à l’étonnante longévité. La cérémonie chamanique fut menée par Arak qui devait disparaître à son tour, quelques semaines plus tard, sans quiconque pour invoquer les esprits de la mer et le sauvetage des âmes. Personne, sauf Karman qui chaque jour ramenait à la surface autant d’esprits de défunt qu’il le pouvait, dans une furia de lignes, de panier de pailles et d’entrailles de poissons éventrés.

   Nous voilà donc aujourd’hui, observant Karman Jamikstan dans sa soixante-quinzième année, au sixième mois et au seizième jour d’une existence consacrée à ce que certains avaient nommé, peut-être à juste titre, sa folie. Comme chaque jour le soleil ne fut pas le témoin de son réveil, mais bien au contraire c’est Karman qui le vit se lever, tirant de l’ombre la plaine jusqu’à cette mer qu’il aimait à mourir. Il fit le geste d’effacer le ciel dans un mouvement lent et mesuré que lui avait enseigné Arak, puis prononça à voix basse le mot de celui qui sait que le monde est unifié par l’esprit de ceux qui y ont vécu. Il but un peu de lait de chamelle et grignota de sa dernière dent comme un rongeur malingre, quelque biscuit dur avant de fermer soigneusement la porte de sa masure. Eut-il à cet instant le sentiment que celle-ci ne se rouvrirait jamais sur sa misérable personne ? Personne ne saurait le dire ! Mais il est indéniable qu’il jeta un regard circulaire sur ce qui était son univers depuis tant d’années. Sa maison de torchis aux fenêtres obscurcies de crasse et du gras de fumée, le petit jardin potager où rien ne poussait qui ne fut rapidement desséché ou glacé des vents de la steppe, les ruines de la maison de son père plus haut sur la colline, rasée au bulldozer par un régime ayant choisi de rompre avec tous les passés, enfin, en contrebas, éclatante d’un jaune sableux la mer vers où ses pas le ramenaient toujours.

   Il sentit, bien roulé au fond de sa poche le petit paquet de tabac qu’il décida d’aller fumer chez Zurbaran, tenancier d’une infâme gargote qui avait connu ses heures de gloires au temps des grandes caravanes et qui meublait maintenant sa digne désuétude de la seule présence du journal local, que faute de savoir lire, personne ne s’arrachait. Un jeune homme qui travaillait dans l’administration de la province et qui en tirait une imbécile fierté, en faisait parfois lecture à ceux qui le lui demandaient, ou bien spontanément à haute voix si personne n’avait recours à son talent, qu’il tenait néanmoins à mettre en exergue. Cela donnait ce spectacle surréaliste d’une voix décrivant la politique du gouvernement en matière économique, résonnant contre les murs blanchis à la chaux, simplement accompagnée du soufflement des narguilés de fumeurs silencieux. Deux mondes s’entrechoquaient.

    Comme à son habitude, Karman Jamikstan alla s’installer dans le coin le plus éloigné du fâcheux qui, pour l’heure, donnait les nouvelles d’une compétition sportive où il était question de pousser une balle avec les pieds. Karman pensa bien malgré lui qu’il était loin le temps des courses de chevaux dans la steppe et des jeux opposant les villages dans l’habileté à pêcher ou à tirer à l’arc. Voilà que maintenant l’on poussait des balles avec les pieds… ! Il ne fit pas plus attention que d’habitude à la misérable remarque de Zurbaran sur sa pêche de la veille dont il demanda la nature et la quantité, avant de signer sa quotidienne remarque d’un clin d’œil entendu à l’adresse des autres clients, avant de partir d’un rire gras dépositaire de toutes les médiocrités humaines. Il ouvrit son paquet de tabac et se mit à fumer, ne se rendant même pas compte de l’effervescence qui se mit à régner vers la neuvième heure autour d’un véhicule qui vint stationner devant l’estaminet.

   Un homme en était sorti. Il portait un costume supposé adapté aux conditions des steppes dans l’inconscient occidental mais qui n’avait pas manqué d’arracher quelques railleries dont fort heureusement, l’assistant qui l’accompagnait, s’était abstenu de donner traduction. Les deux hommes s’étaient assis à une table, faisant signe au patron qu’ils désiraient se rafraîchir. Celui-ci s’était empressé avec la servile célérité qui sied à certains commerçants convaincus que l’or va jaillir des poches du client. S’il avait mieux observé la scène, Karman Jamikstan aurait très certainement remarqué que le patron l’avait désigné d’un signe de tête et s’il avait pu écouter il n’aurait pas manqué d’être surpris de l’entendre décrire la vieille amitié qui le liait à lui. D’amis, dans la méprisable ville de Ferzak, Karman n’en comptait pas et cela ne lui posait pas plus de préjudice que d’éviter d’un écart du pied, un excrément de chameau dans la rue principale. En fin de compte, qu’avait-il fait de plus tout au long de son existence que d’éviter les autres, qui gênaient sa mission confiée il y a si longtemps par Arak, comme il tâchait d’éviter ces dômes fumants que l’animal avait déposés sur son chemin ? Enfin, il vit les hommes se rapprocher de lui et il sentit instinctivement que ces deux-là n’étaient peut-être pas porteurs des meilleures nouvelles qui soient. Le traducteur était un jeune étudiant de la capitale qui n’avait de ses racines qu’un nom et très certainement quelques cousins restés vivre dans quelque steppe éloignée. Il était aimable et expliqua que l’homme qui l’accompagnait venait d’un pays lointain qui se nommait Angleterre et travaillait pour un journal très connu appelé National Géographic. Karman écouta silencieux puis fit savoir à ses interlocuteurs qu’il connaissait ce pays réputé pour les jeux de balles que l’on pousse avec les pieds… Ils proposèrent d’offrir quelque rafraîchissement à notre homme qui déclina poliment l’invitation, affirmant qu’il avait assez bu pour cette matinée et qu’il ne reboirait que vers la douzième heure.

   Puis le traducteur demanda à Karman s’il souhaitait répondre à quelques questions sur son métier de pêcheur et donner quelques nouvelles du large. Le cas échéant, accepterait-il que le journaliste le suive au bord de la mer pour faire quelques photos destinées à son article ?

    Karman Jamikstan, fils de Sark Oleniok, le maître de chameaux, sentit comme un apaisement s’installer dans son esprit. Enfin, après tant d’années consacrées à sauver des âmes en remontant des poissons, son travail allait-il être reconnu et sa mission ne subirait plus les misérables railleries des tenanciers de gargotes et des ouvriers d’usines pétrolières en quête de rires faciles !

    Il accepta et prit place à l’arrière de leur véhicule. Il les guida jusqu’à la plage où il ouvrit avec précautions une espèce de cabane de bois contenant son équipement. Une bande d’enfants s’était massée sur le haut de la dune, se perdant en cris et en moqueries. Karman se mit à décrire avec emphase la beauté de la mer et le rôle des poissons dans la tradition chamanique. Il ne vit pas le regard gêné de l’étudiant ni même celui, très intéressé du journaliste. Puis, comme ils souhaitaient le voir au travail, il lança ses cannes vers la mer, ne manquant pas de leur signaler les carcasses rouillées qui croisaient au large… Puis il attendit comme il le faisait chaque jour depuis l’âge de dix ans dans l’immobilité et le silence que nécessite sa mission.

    Lorsque qu’après un long moment, l’étudiant lui fit la remarque gênée que ses lignes et ses appâts étaient posés à vingt mètres de la plage, sur un sol craquelé et desséché, il ressentit les premiers vertiges. Puis lorsque qu’il entendit, toujours de sa bouche, que l’eau n’était pas là et que d’ailleurs, elle avait disparue depuis un très grand nombre d’années, c’est le malaise qui le terrassa ! Il s’éteignit alors dans un souffle qui souleva quelques volutes de sable, tombant sur le sol de sa chère Mer d’Aral, pour rendre l’esprit en disant:

   — Mais qui va sauver les morts du ventre des poissons… ?

    Depuis plus de vingt ans le vieil homme pêchait les âmes des défunts dans une mer que la folie des hommes avait asséchée, ne laissant subsister que des ports ensablés et des navires rouillant, couchés sur le flanc. Mais dans les nuées, quelqu’un fit le geste d’effacer le ciel et prononça le mot chamanique de celui qui sait que le monde est unifié par l’esprit de ceux qui y ont vécu. Et Karman Jamikstan le rejoignit, nul n’ayant besoin de sauver une âme qui ne devait rien à personne, pour galoper sur les petits chevaux des steppes célestes, autour de la Mer Sacrée redevenue transparente.




LES PINCEAUX

TEXTE INTEGRAL

(Nommé au Prix Varois de la Nouvelle 2004 Editions du CGDV)

   Monsieur Wu descendait rapidement les marches de bois des galeries surchargées de marchandises de la rue qui glissait vers le croisement de Chandpol Gate. Lorsqu’il levait les yeux il pouvait apercevoir les cerfs-volants de la fête qui se préparait, survoler, menés de main de maître par de si maigres enfants, le raz des terrasses et les coupoles dorées du palais des notables. Dans le vacarme qui habille la journée aux Indes, il aurait pu voir les éléphants et autres animaux, vaches, chiens efflanqués et familles de rats observer sa course affligeante mais il n’avait de raison que pour le ciel et les bouts de papiers multicolores qui s’y faisaient une pavane d’amour, un ballet aérostatique. Si ses oreille l’avaient souhaité il aurait de la même manière entendu les cornes et olifants qui président à la sortie du maharaja et peut-être de la maharani son épouse majeure, tout autant qu’il aurait certainement souffert du cri strident des mainates apprivoisés, attachés aux portes cochères d’un fin lien de soie rouge. Ainsi donc sa course démente l’emportait de rues en rues, de cours en placettes et parfois même en étages de ces maisons publiques qui s’ouvrent sur l’extérieur, abandonnant toute pudeur pour offrir leurs tapis et leur intimité au visiteur égaré.

   Monsieur Wu exprimait toujours de grandes contrariétés qui avaient sans l’ombre d’un doute permis la floraison de son exceptionnelle personnalité. Par contrariété il faudra entendre ici « qui s’oppose » plutôt que « qui contrarie » car Monsieur Wu était un homme atypique et ce tant par sa nature même de psychologue attitré du palais que par celle plus étonnante de peintre sur cerfs-volants. Chinois de naissance il vivait au cœur du quartier de Topkanadesh dans capitale du Rajasthan où il pratiquait ces métiers qui peuvent sembler tellement étonnants pour un européen. Il avait échoué si loin de l’empire du milieu par la volonté du hasard, d’un brin de folie adolescente et d’une jonque birmane qui s’était réfugiée dans les eaux calmées de son village natal. Emporté par hasard vers l’Europe où il fit ses études puis visiteur infatigable des autres lieux dont il avait rêvé enfant, Monsieur Wu finit par découvrir l’amour, de même que céder aux plaisirs de la chair dans les bras de Nahama. Elle suivait à Londres les insignifiantes études que les monarques veulent voir dispenser à leurs filles. De toutes les fenêtres que Monsieur Wu voulait voir s’ouvrir sur le monde, c’est de celle qui donnait sur la chambre de Nahama qu’il apprit le plus de choses.

   Alors que son aimée reprenait le navire qui allait l’emporter loin de tout et pour toujours, Monsieur Wu dont les bateaux avaient décidément toujours changé le cours de la vie, se cacha à nouveau dans une cale inhospitalière au milieu d’un chargement de malles et valises qui comme la maîtresse de son cœur, s’en revenait vers les Indes. Le reste n’est que carnet de voyages, de Londres à Bombay par Gibraltar, tout comme sa découverte par un marin à l’escale de Suez et sa nomination de valet de pied donnée de toute urgence par la gouvernante de la suite de Nahama qui seule empêcha qu’il ne fut balancé par-dessus bord. Il est bon de dire à cet instant du récit que si la vie d’un chinois est de petite valeur aujourd’hui, elle n’intéressait personne à cette époque et que s’il fut sauvé en ces instants dramatiques, il le fut comme cela aurait pu l’être d’un petit chiot, perdu et trempé de peur, qui entraîne un jour pitié et compassion et que l’on met dans la poche de son manteau sans trop savoir pourquoi. Monsieur Wu était pitoyable.

   Chacun se doutera que son aimée eut vite fait de s’en débarrasser dès son arrivée en ce pays des tigres, alors même que son père mettait la dernière main à son mariage avec le maharaja de Jaïpur, homme puissant s’il en fut et qui n’aurait très certainement pas apprécié d’apprendre que sa promise avait découvert par elle-même – et la Chine largement associée – les voies secrètes vers le plaisir ! Aussi Monsieur Wu fut-il doté d’une bourse conséquente et d’un itinéraire tracé vers les quartiers populaires où il lui fut conseillé de s’installer, faute d’aller rejoindre la profession largement méconnue des eunuques princiers. Ce qu’il fit, voilà plus de cinquante ans, ouvrant boutique de cerfs-volants, une spécialité chinoise autant qu’indienne, ainsi qu’un cabinet de psychologie où il prodiguait à chacun comme à tous les conseils qui, faute de s’aimer, permettent pour le moins aux gens de se supporter.

   Un matin d’orage, de longues années plus tard, le palanquin du prince s’était arrêté devant sa boutique et celui-ci était entré accompagné d’hommes lourdement armés. Un long regard dans un long silence avait été échangé, regard dont aucun des témoins de la scène n’aurait pu dire si le fondement en était la surprise ou la conviction. Chacun à son tour avait essayé de pénétrer la nature réelle de ce que l’autre ressentait vraiment et aucun n’avait donné de signe de faiblesse. Ainsi en fut-il de ce jour de pluie de février 1921, où faute de savoir si l’autre savait, les deux semblèrent convenir que cela n’avait apparemment aucune importance.

   Il s’installa une relation qu’il n’aurait pas été décent d’imaginer plus de vingt ans auparavant lorsque Monsieur Wu était arrivé à Jaïpur dans les conditions évoquées plus avant. Le maharaja venait souvent le consulter et Monsieur Wu venait parfois au palais en audience spéciale où le prince le consultait sur la position qu’il aurait pu prendre si faute de peindre des cerfs-volants il avait présidé aux destinées de l’état. Le Chinois avait étudié à Paris les sciences du comportement et celles de la pensée. Freud et ses disciples avaient fortement marqué la culture orientale du jeune homme qu’il était encore à cette époque et il en avait tiré un propre enseignement dont il usait dans les problèmes familiaux des pauvres de son quartier tout autant que dans les sujets d’état pour lesquels son avis était sollicité.

   Monsieur Wu sans devenir un ami devint un proche de la cour et il lui arrivait parfois de croiser ou plus exactement d’entrevoir Nahama, qui avait donné au prince plus de neuf enfants et dont le tour de taille avait évolué en proportion de ses responsabilités maternelles. Un matin qu’il attendait une audience où l’avait convoqué le prince, Monsieur Wu faisait les cent pas dans le magnifique jardin du palais aux alentours de ce promontoire où un précédent monarque avait érigé cet assemblage, apparemment hétéroclite, d’appareils d’astronomie.

   Nahama, d’aucun diront par hasard alors que d’autres plaideront pour la préméditation, surgit d’un buisson et l’attrapa par le bras. Il n’était pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que le détachement de son mari au profit d’épouses plus jeunes avait ravivé le désir de la souveraine pour son ancien amant chinois. Monsieur Wu tremblait de peur autant que d’envie, ses mains tout autant que sa bouche humide laissaient libre cour à ce désir que vingt ans de patiente abstinence n’avait en rien entamé. Mais, curieusement, elle semblait ne pas songer à se donner et comme dans les jeux des adolescents, lorsqu’ils découvrent ce qui les différencie, elle s’écartait à chacune de ses caresses pour mieux revenir ensuite, alanguie, semblant en quémander de nouvelles pour mieux s’éloigner encore !

   A compter de ce moment, Monsieur Wu fut convoqué de deux manières parfaitement distinctes. Outre ses audiences auprès du mari, il fut attendu dans les endroits les plus rocambolesques par l’épouse. Elle lui donnait des rendez-vous extraordinaires sur un chemin désert dans les environs de la ville de Kishangarh ou sur une colline surplombant Chaksu ou bien encore au bord du canal de Pragpura. Et Monsieur Wu passa les vingt années suivantes à traverser et retraverser la principauté de Jaïpur sur une bicyclette ayant connu la première invasion britannique. Il courait chercher quelques caresses que la belle ne donnait jamais, les laissant toujours espérer pour le rendez-vous suivant. Elle n’autorisait notre Chinois qu’au plaisir de la regarder danser, lascive et désirable dans ses atours aux couleurs safran alors que le cliquetis des lourds bijoux qui s’entrechoquaient, couvrait les grincements de dents du malheureux. Puis, une fois les danses achevées, elle s’asseyait dans l’herbe pour deviser avec lui, comme l’aurait fait un vieux ménage, s’attardant sur les choses du monde et la guerre qui se préparait comme des choses des enfants et de son fils aîné étudiant à Oxford. Mais, peut-être parce qu’elle sentait que comme le feu sous une soupe que l’on cuit longtemps il est nécessaire d’entretenir la température en l’éventant parfois à l’aide d’un tissu, elle promettait qu’elle se donnerait vraiment le jour où, sûre que son mari ne l’aimait plus, elle serait enfin libre de se coucher à nouveau avec lui. Elle avait même préparé ce jour de fête en détail et ils avaient convenu d’un code de façon à être certains que personne ne viendrait les surprendre dans la petite cour du palais d’été aux mousselines volant doucement sur les sofas de bois exotique et les minces matelas couverts de coussins de soie.

   Ce serait, disait-elle, une journée de plaisir où les cerfs-volants des fêtes d’été voleraient dans le ciel et où parmi eux se remarquerait celui que Monsieur Wu lui avait offert de longues années auparavant, blanc crème aux grands idéogrammes chinois décorant l’empennage. Elle disait aussi qu’elle espérait que, comme lorsqu’ils s’étaient connus à Londres, Monsieur Wu viendrait avec ses pinceaux afin de dessiner sur son corps les mots invisibles de l’amour et du désir.

   Et ce jour arriva et Monsieur Wu dévalait en ce 15 juillet 1963 la rue commerçante menant au carrefour de Chandpol Gate en n’ayant d’autre regard que pour les cerfs-volants. Le maharaja avait été annoncé comme partant pour Isakhun aux confins de la province pour une cérémonie d’allégeance traditionnelle, ultime prérogative de la naissance qu’avait bien voulu laisser aux aristocrates la toute jeune démocratie indienne.Et Monsieur Wu courait, dévalait les ruelles et sautait par-dessus les marchandises encombrant les galeries de bois. Oubliant qu’il avait connu la belle Nahama en 1901 à Londres et qu’il avait aujourd’hui près de quatre-vingt-deux ans, il courait vers son amour en serrant sa vielle boite de pinceaux contre sa poitrine devenue chétive au fil des ans. Ses longues moustaches, vestige de la mode des empereurs de la dernière dynastie, frôlaient presque ses oreilles et, ignorant du reste du monde, Monsieur Wu traversait Jaïpur les yeux rivés sur le ballet gracieux des cerfs-volants au milieu desquels évoluait le sien, magnifique et puissant, qui enchaînait voltes et demi-tours à la verticale de la petite cour secrète du palais d’été, là où l’attendait son amour.Il avait mille fois préparé en pensée le chemin qui le ramènerait à elle. Mille fois préparé chaque pas, chaque geste depuis la traversée de la bibliothèque jusqu’aux marches de marbre rose qui menaient aux jardins princiers. Mille fois imaginé son amante alanguie sur un des sofas de la petite cour, la poitrine presque dénudée, tenant négligemment une pantoufle de la pointe de l’orteil et croquant comme à vingt ans dans une mangue juteuse ! Et maintenant il était devant la petite porte qui gardait caché le lieu de ses amours futures alors même que par un moucharabieh habilement installé dans la frondaison de tulipiers orange, il entendait le bruit sec de la corde du cerf-volant qu’il devinait évoluant au dessus de sa tête.

   Et Monsieur Wu poussa la porte du paradis indien pour entrer dans l’enfer de Nahama ! Elle était assise, nue et tremblante, sans que quiconque des membres de la nombreuse et silencieuse assemblée ne puisse rien ignorer de sa plus tendre intimité. Monsieur Wu était immobile sur le pas de la porte et observait cette scène qui déchirait son vieux cœur. Aux côtés de son aimée, les pieds solidement campés dans le gazon anglais, le maharaja tenait les liens du cerf-volant dont les bruits de vent au- dessus de leur tête était bien le seul son à se faire entendre dans cette atmosphère de fin du monde. Puis le prince lâcha subitement les cordelettes et l’engin s’envola dans l’azur alors qu’il ordonnait brutalement à la maharani de danser comme le font les prostituées qui donnent rendez-vous à des chinois aux quatre coins du pays. Et elle se mit à danser lascivement comme peut-être elle n’avait jamais dansé pour personne et Monsieur Wu regardait, la mâchoire tremblant par spasme sur ses dernières dents, le spectacle d’un bonheur juste imaginé et déjà disparu !

   Monsieur Wu fut retrouvé le lendemain, les pinceaux de sa boite de peinture plantés dans ses orbites jusqu’au cerveau.