" Le SANG des LECA " (2015 chez Sudarènes)

             Prologue

Voilà que la petite est sur le pont du vapeur. L’air est humide, le pont est humide, sa vie même est humide. Mais le vent s’apaise. Les mains posées sur le bastingage de cuivre glacé, bien droite, elle remonte sa capeline et réajuste son écharpe de laine. Elle observe vers le nord. En fait elle observe la ville. La cité semble affalée, jambes écartées dans la mer qui frappe son ventre, putassière, un bras posé sur la roche. Voilà donc qu’elle la regarde, cette ville, et voilà même qu’elles s’observent mutuellement. La petite n’arrive pas encore à la haïr pas plus qu’elle ne peut se résoudre à l’aimer. Elle ne la connait pas. Impudique, infidèle, jetée un temps au lit des anglais jusqu’à perdre son nom, voilà qu’elle regarde Toulon. La rade comme enfermée entre des cuisses ouvertes, moite jusqu’au port, le dos reposant sur le Faron, les seins brunis du soleil de la Méditerranée et le regard vers l’azur comme pour y déceler un ailleurs qui n’existe pas, un demain dont elle ne rêve même plus. Blessée parfois, meurtrie souvent, pourtant rien ne semble capable de troubler son alanguissement. La petite peut-elle ressentir tout ceci ? Nous l’ignorons tout comme elle ignore qu’elle y reviendra de longues années plus tard. Qu’elle y vivra, même. Mais aujourd’hui, elles se font simplement face.

Si elle est à Toulon, c’est que le vapeur a dû s’y dérouter pour y mouiller après le coup de vent d’est subi au sortir de Marseille. Ici, ils appellent cela une largade. Ils disent qu’elles sont fréquentes à cette époque de l’année et ce mois de décembre 1906 n’y déroge pas. La petite n’avait jamais vu auparavant un vent d’une telle force. En fait, elle ne connaît que le vent de la ville. Celui qui ressemble à une sorte de courant d’air. Elle découvre le vent de la mer et ses gifles. Si elle a été effrayée, pour autant, elle n’a pas été malade. Ils sont à quai depuis deux jours et maintenant il semble que la mer s’apaise. « Je pense qu’ils remettrons en route ce soir… ». C’est Alexis, le père, qui a dit cela. Il le pense, en fait, il l’espère. C’est un homme qui parle peu. Un homme dont le poids des souffrances pèse aux épaules, bloque la nuque et fige la bouche. Grand, portant barbiche et moustaches à la mode du second empire, un regard de glace. Il est debout, appuyé au mur de métal du troisième pont. Un homme malade n’aspirant à rien de plus qu’au terme de ce voyage. Ils sont venus de Paris, embarqués à Marseille avec Ajaccio puis Evisa comme destination finale. Que croit-il retrouver, le père, de sa famille et de son enfance corse dans les montagnes ? Il rattache les fils de sa mémoire à quelques images de châtaigniers, à des pierres grises, à des courses dans le maquis. Il est comme le chien battu qui n’a d’autre chance que sa niche pour s’y aller blottir. L’ultime sauvegarde, le havre ultime.

La petite tourne les yeux vers lui et contemple la misère de son corps d’homme âgé. Mais elle sait que les vraies blessures ne sont pas apparentes et que c’est bien loin d’ici que s’en trouvent les raisons. Alors l’amour – la compassion, peut-être ? –  la saisit comme une vague vous prend et des larmes lui viennent. Ce qu’elle sait, c’est qu’elle pourra continuer d’avancer. Elle a la jeunesse de ses quatorze ans, le monde qu’elle voudrait appréhender… une vie à faire. Une vie loin de Paris, loin des procès, des couteaux, des rixes et des hôpitaux Et si elle venait à douter, la main du petit Gabriel, son dernier frère, au creux de la sienne si petite encore, serait le signal qu’il ne faut pas flancher. Alors Evisa, la Corse… Qu’importe ? Qu’est-ce d’autre, la Corse, qu’un ailleurs comme le furent pour ses grands frères ces terres lointaines : la Chine pour Simon ou le Sahara pour Alexis Napoléon ? Cayenne aussi, d’une certaine manière, pour Dominique François. Seule son unique sœur, Marie, est restée à Paris. Elle y est demeurée, trop souvent agenouillée devant un homme. Mais toujours elle se relève. Marie est assez forte pour faire front.

Ecroulée plus qu’assise sur un banc de bois, Augustine. C’est sa mère, elle tremble.  Elle a été malade, elle n’a pas résisté. La mer lui est aussi proche que peut l’être la lune. Un autre univers en constant mouvement sous ses bottines de cuir brun. Si on devait mesurer sa résistance à l’aune des malheurs qui ont frappé cette femme on en conclurait qu’elle est indestructible. Pourtant, vingt-sept heures de vent lui furent plus insanes que les enfants morts, les barricades et le déshonneur. Elle lève la tête vers la petite  « Mets ton fichu sur ta tête… Il fait un froid de gueux ! ». Et la petite s’exécute. Elle s’exécute toujours. Toujours présente aux côtés de ses parents, comme le troisième et dernier pied d’un tabouret, elle assure la stabilité de la famille. Elle ne le sait pas, la petite, qu’elle à ce rôle dévolu. Elle l’accomplit parce qu’ainsi sont les choses. On ne les constate ni ne les discute. On fait. Ce qu’elle deviendra doit beaucoup à ce silence, à cette obéissance sans contrainte.

Je dis « la petite », mais il est temps de dire qu’elle se nomme Giacenta, Giacenta Leca. On prononce Léca. Elle porte le nom de sa grand-mère Giacenta Ceccaldi. Son père pense que c’est d’elle que Giacenta tient cette force tranquille. Leca, Ceccaldi. Parmi les noms les plus anciens de Corse. Pourtant Giacenta est née à Paris. Mais la chaîne du sang la relie aux montagnes corses, à la forêt d’Aitone, à Ota et au golfe de Porto. Elle est solide cette chaîne. Bien plus solide que ce qu’aujourd’hui pourrait se l’imaginer Giacenta, debout devant ce bastingage. Plus qu’un anneau de fer au pied de l’esclave, elle fera de chaque maillon un échelon. Elle est comme certains le disent de cette île :

 A spessu conquista, mai sottumessa !

Souvent conquise, jamais soumise !