"L'Arbre et la Pirogue" (2010 aux Presses du Midi)

            Extrait n° 1: Premier jour au Niger.

   ...Et Mme Kalios sortit sans attendre la moindre réponse. Mme Kalios n’attendait jamais de réponse après s’être exprimée en matière professionnelle. Je l’observai retraversant la pelouse, suivie comme un petit chien par Wagner devinant la fermeté de son cul qui balançait sous sa jupe noire de service dans un déhanchement rythmé. Mme Kalios était bandante. C’était une simple et évidente constatation. Elle m’emplit de joie. Karati serait certainement un choix de meilleure qualité que celui des parachutistes de Pau. Merci Grand-père, pensai-je encore, imaginant le vieux pédé se délecter de mon bannissement en fumant un cigare de prix comme terme au repas dominical des familles. Les deux métis disparurent de ma vue, s’engouffrant dans la partie de la maison réservée au personnel. Je pénétrai dans mon domaine privé, ce qu’en tant que militaire j’aurais pu appeler ma « chambrée » mais qui ressemblait ici à une maison d’hôtes, écartée de la construction principale par discrétion. Une chambre, un petit salon avec un coin bureau et une salle de bain moderne formaient un ensemble de la même qualité que les pièces que j’avais traversées auparavant. Le même soin, le même goût et la même décoration discrète. L’ensemble donnait sur la véranda par de larges portes-fenêtres. Deux fauteuils de teck s’y trouvaient entourant une table où je sentis dans l’instant qu’y écrire serait un délice.

   Je m’assis quelques minutes, observant le fleuve où un véritable trafic semblait installé. Des embarcations de tous types s’y croisaient sans règle apparente de navigation, ne devant leur salut qu’à l’habileté de celui qui les menait. Un vapeur, tout droit sorti du film Africa Queen, se frayait un passage à grand coup de sirène au milieu des pirogues où plus de dix rameurs avaient pris place. Risquant à chaque seconde d’être déséquilibrés, ils appuyaient sur leurs pagaies dans un rythme soutenu, espérant échapper au monstre d’acier rouillé. Lorsque celui-ci les dépassait sans les toucher et comme à regret – à moins que ce ne fût dans une ultime tentative de s’en rendre maître – il faisait bouchonner les frêles embarcations dans son énorme sillage, aspergées jusqu’à couler de ses vagues traîtresses. Mais seuls des rires se faisaient entendre. Pas la moindre remarque, pas de cris, ni même d’injures…Comme si le statut de commandant de vapeur emportait définitivement toute velléité de récrimination. Comme si être rameur de pirogue impliquait l’acceptation concomitante d’être potentiellement déchiqueté par l’hélice de ce pauvre con.

    Je me laisserai envoûter par le spectacle de ce fleuve – envoûtement qui d’ailleurs n’a jamais cessé – chaque moment de libre me ramenant vers cette table de teck où il m’empêcherait autant qu’il m’inciterait à coucher sur le papier les émotions dont il serait responsable. Je mesurerai alors l’ampleur de sa présence, le sens de sa déification par les peuplades qui vivent sur ses rives en devenant moi-même un esclave fidèle du souverain Niger et de ses vagues magiques. Comme les populations qu’il transporte lascivement sur son dos, celles qu’il emporte avec furie dans sa course ou celles qu’il déporte – allié inconscient des pires dictatures – je saluerai chaque jour avec déférence, sa force et sa magnanimité. Niger sans qui rien ne serait en position de survivre dans cette partie de l’Afrique. Niger sans qui je n’aurais jamais trouvé d’eau pour faire miroir à ce que j’étais réellement et ce à quoi je ne me savais pas encore destiné : une piètre vie éclairée de courtes illuminations. Le fleuve me révélerait par sa puissance et son intemporalité tout ce qui faisait son nid en moi de petitesse et d’espoirs éphémères, de médiocre talent et d’enthousiasmes sans lendemain. Je croyais être né en Europe, mais le fleuve Niger accoucherait de l’avorton sur ses rives, ici à Karati. J’en aurai la révélation, quelques jours plus tard, alors qu’après la fièvre je descendrai perdu dans mes pensées le sentier qui mène vers une petite plage. Un groupe d’enfants se moquera de moi avant d’essayer de me pousser à l’eau. Je ne saurai pas me défendre et tomberai à terre. Je relèverai les yeux, la bouche pleine de sable pour voir ce fleuve immense et impassible me regardant. Un éblouissement sur ce sentier.

A chacun son chemin de Damas.

                  Extrait n° 2 : Dépucelage à Florence...

Nous avions débarqué en gare de Florence comme deux bébés pingouins glissant maladroitement sur la banquise avec des pauses d’adultes avérés. Pourtant, la dimension historique et culturelle de la ville, l’art, les références à la littérature, tout nous écrasait, tout nous coupait le souffle. Nous ne l’avions que deviné et pourtant la grandeur et le monumental rayonnement de la ville nous prenaient dans ses rets. Elle nous asphyxiait. Elle n’était pourtant pas à proprement parler belle, mais elle résonnait dès le sortir des quais, dès les premiers pas sur les trottoirs embouteillés. Ici, ils étaient tous venus ! Ceux de la peinture, ceux de la pierre et ceux du livre. Tous, une fois au moins étaient venus communier aux sources du génie, négligeant les foules imbéciles qui font commerce de médailles là où d’autres le faisaient de grandeur. La ville – je continue de l’affirmer – semble une ville de province, presque germanique qui mêle au médiéval et à la pierre, l’ocre des tuiles de terre cuite. Mais la ville est l’écrin qu’il faut prendre soin d’observer d’en haut. Je le saurais plus tard !

   Nous nous tenions la main, descendant la via Cavour, sachant que chaque pas, chaque marche montée et chaque trottoir descendu, nous rapprochaient de notre destination : l’hôtel, la chambre, le lit…l’amour ! Les propriétaires étaient charmants. Ils avaient, j’en suis certain aujourd’hui, lu dans nos hésitations. Ils avaient dû en connaître d’identiques ; ils en gardaient les sensations, dans la nécropole de leur jeunesse, là où se conservent les souvenirs, soigneusement pliés dans le mouchoir de soie dont le temps orne les choses passées. L’homme, Carlo, était descendu nous expliquer que les premier et deuxième étages étaient ceux de leur établissement. Il avait saisi le sac de Magali avec une latine révérence où se pouvait lire tout ce qu’un homme peut jalouser à un autre homme. Puis, d’un pas de Chasseur Alpin, il avait entrepris l’ascension de l’escalier de marbre fatigué.

   - Andiamo…

    En haut des marches nous attendait Faermina, dont je ne sus jamais d’où l’orthographe était tirée et qui observa son mari de l’œil de celle qui sait qu’il en a regardé une autre. Elle nous conduisit à la chambre alors que mon cœur – et celui de Magali j’en suis certain – menaçait d’exploser. Je jouai à l’habitué sur un registre forcé qui ne trompait personne. Elle m’observait, moi et mes faux airs de voyageur avisé, testant de mes fesses la fermeté du matelas. Ce que nous allions y faire donnait à ce geste, désuet et sans importance, une incroyable signification érotique. Faermina sembla la partager un instant alors que je faisais grincer en rythme les ressorts du sommier. Puis elle se retira. La chambre était médiocrement meublée et décorée de bibelots sans autre utilité que de se donner un air faussement stylé. Mais de quelstyle et de quelle époque ? Une vieille femme trop fardée et vêtue des robes d’un autre temps aurait donné la même impression. Pourtant, une fois que nous eûmes poussé les persiennes de bois disjointes, la lumière de cette fin d’après-midi d’automne pénétra à flot constant dans la pièce, alors qu’appuyés coude à coude à l’embrasure de la fenêtre, nous enivrant de l’insupportable beauté de ses toits et de ses tuiles, Florence pénétrait toute entière dans l’hôtel ! Ce fut un des rares moments de ma vie où approchant du beau j’eus l’impression fugace que je pouvais encore être bon !

   Peut-être devrais-je vivre à Florence !

   J’observai un instant Magali qui, revenue vers son sac de voyage, tuait son émotion par une activité débordante. Elle ouvrait portes et placards, plaçait puis déplaçait ses affaires, allait de la salle de bain au sac et du sac à l’armoire. Tournant la tête vers l’extérieur, je pouvais voir Florence nous observant, bienveillante et complice de ma jeune compagne. Avait-elle aussi connu les affres de la première fois ? A quel architecte s’était-elle liée à son commencement, et qui donc l’avait émue d’identique manière pour qu’elle soit si pleinement compréhensive de l’émotion de cette jeune fille ? Les villes et les femmes partageraient-elles les mêmes destins, s’inscrivant tant dans la pierre qu’aux tréfonds des plus intimes de leurs entrailles ?

    Puis, dans un éclair je sus que ce voyage ne se limiterait pas à Magali et à la découverte de nos sensualités. L’alibi dépassait le crime ! Je venais de comprendre que les deux allaient se mêler, que la femme et la ville allaient m’emporter ! Je le sus de façon définitive, comme annonçant ce que demain serait, et devinant en regardant chacune d’elles, qu’elles s’entremêleraient magiquement, m’offrant un manège étourdissant de sexe, de peinture, de Lambrusco, de senteurs de tomates et de piments confondues. Au travers de ce maelstrom, moi qui étais venu pour découvrir – dans tous les sens du terme – ma jeune compagne, c’était donc de moi-même que j’allais faire la connaissance.

   Notre première nuit fut inoubliable !

   Elle ne fit que rire…

                   Extrait n° 3: Dans les toilettes de la "Vieille Alliance"...

Si Magali n’était pas au fait de ma vie maritale, elle n’ignorait rien de mes activités pour le Ministère. Je n’avais jamais cru bon de lui décrire précisément la manière qu’avaient utilisée certains responsables pour faire de moi leur objet. Et pour cause, j’avais depuis longtemps cessé d’être fier de ce marchandage de merde qui m’avait attiré dans les filets où je me débattais aujourd’hui. Elle savait que je menais des missions douteuses mais elle souhaitait que nous n’en parlions pas. Je crois qu’en ce qui la concerne, le monde n’avait pas réussi à la changer. Le monde ne la changerait d’ailleurs jamais. Elle avait ses convictions sur les frontières qui délimitent le bien et le mal. Elle m’avait dit un jour qu’elles lui suffisaient pour réussir à marcher droit, en équilibre. Elle démontrait chaque jour que la marche n’est qu’une succession de chutes. De pas en pas nous construisons notre apparente stabilité dans la difficile maîtrise de ces effondrements avortés. Quoi qu’on puisse en penser, elle marchait droit sur le fil de sa vie. J’aurais aimé pouvoir en dire autant de ma propre existence.

   Elle s’assit, superbe de simplicité. Un jean, un petit haut à col rond et une sorte de court blazer en lainage. Elle portait des bouquins sous le bras, un sac en bandoulière. On aurait pu la prendre pour l’une des étudiantes à qui elle enseignait la littérature classique. Elle remarqua le livre de Wang Anyi que j’avais posé sur la table. Elle rigola :

    - Infidélités à Yourcenar…Monsieur se tourne vers les charmes de l’Asie ?

   Puis, posant veste et sac elle dit d’un ton que je connaissais bien :

   - Et si nous allions nous laver les mains… ?

   C’était un code entre nous depuis des années. Je n’hésitai pas une seconde pour faire la réponse convenue :

   - J’y pensais depuis un certain temps !

   Elle descendit la première, vérifiant que personne ne se trouvait dans les toilettes des dames. Comme à notre habitude, je la rejoignis quelques instants plus tard, sa culotte était pendue à la poignée de la porte. Je me glissai furtivement dans la petite pièce. Elle s’était débarrassée de son pantalon et elle m’attendait, dos tourné, mains posées sur la chasse de céramique et jambes largement écartées. La violence érotique de l’image m’était insupportable et elle le savait. Notre accouplement, sans préliminaires, presque violent ne dura pas plus de quelques minutes. Selon notre habitude, elle me donna le signal du lâcher prise en glissant sa main sous mon sexe, saisissant mes testicules qu’elle écrasa en gémissant. Encore deux minutes pour nous rhabiller vite fait après une toilette, plus que sommaire, de papier hygiénique et nous étions dehors. Côte à côte devant le miroir des lavabos elle prononça l’autre phrase rituelle, celle qui chaque fois mettait un terme à ce délire des sens :

   - Ouh…, ça  fait du bien de se laver les mains !

   Et elle se mit à rire.

   Nous pratiquions ce jeu depuis tellement d’années que nous aurions pu nous en lasser. Et pourtant, la peur toujours présente d’être surpris, la nature changeante et la géographie des lieux où nous nous aimions en laissaient intact le piment. L’interdit est le sel de l’amour. Non ?

                   Extrait n°4 : La maison dans la vieille ville de Tanger...

   J’avais depuis longtemps appris à me méfier des propositions qui commencent par « fais moi confiance ». Pourtant ce jour-là, toute précaution se révélerait inutile. Le petit comme son « cousin » ne cherchaient pas de pigeon à plumer. Ahmed travaillait pour une entreprise française et arrondissait ses fins de mois en louant de belles chambres de sa maison à des cadres venant pour quelques jours depuis Paris participer à des réunions de travail à Tanger. Les gens revenaient car le quartier comme la maison ne pouvaient laisser indifférent. La maison…parlons de la maison. Je la vois encore alors qu’elle et moi nous nous soupesions du regard, de ce premier regard qui fonde la relation entre les gens et parfois leur destin propre. Elle nous attendait au sommet d’une rue commerçante qui montait doucement comme pour mieux laisser au passant la chance de regarder les boutiques et leurs éventaires débordant de trésors. Au sortir d’une espèce de marché ou de souk, on passait de la pénombre à une superbe clarté blanche et bleue. Face à nous, légèrement à gauche, un peu appuyée sur sa voisine comme une vieille femme sur l’épaule d’une parente plus jeune, la maison trônait sur le quartier. Les échoppes se succédaient : quincaillier, volailler, marchand d’épices, bazar, café maure…Une librairie aussi, comme un signe, comme une bite d’amarrage dans un port si calme au soir de si gros temps. La maison était très certainement une des plus anciennes dans ce coin magnifique. On sentait qu’elle avait de l’autorité sur les autres. Je crois que cette allégeance était le fait que ses occupants y avaient donné des fêtes superbes par le passé. Du moins l’imaginais-je comme j’imaginais les diplomates français, les courtisans ou les hommes d’affaires libanais croisant des trafiquants sardes et des philosophes égyptiens sous les yeux de belles occidentales effarouchées. Elle était noble alors que les toits voisins n’abritaient que de simples populations laborieuses. Elle était comme ces dames âgées que les revers de fortune obligent à des vies plus modestes et qui conservent néanmoins une naturelle autorité. Une autorité sur celles qui auraient pu, en d’autres temps, être leurs servantes. Une autorité en collier de vieilles perles, châles et robes fanées. Presque condescendante, elle baissait ses yeux voilés de rideaux volant à la brise sur le peuple de la rue. Elle baissait ses yeux sur moi et sur mon jeune guide qui n’y prêterait, d’ailleurs, jamais attention. Puis elle m’ouvrit sa porte sans difficulté. Voyez-vous, il en est des forteresses comme des plus belles femmes. Longtemps résistantes elles s’ouvrent tout d’un coup à vous comme si aucune défense n’avait jamais été dressée devant votre désir !